Obituary: Le Monde, Paris, France
David Gascoyne, écrivain britannique
Mercredi 28 novembre 2001
(LE MONDE)
Le poète anglais David Gascoyne est mort dimanche 25 novembre, à l'âge
de quatre-vingt-cinq ans. Né le 10 octobre 1916 à Harrow (Middlessex),
David Gascoyne était une figure rare parmi les écrivains anglais du
XXe siècle : un poète qui connaissait l'Europe et avait l'esprit
imprégné de sa culture. Il y jouissait d'ailleurs d'une haute
réputation, en France particulièrement, qu'il avait choisie dès sa
jeunesse comme pays d'adoption et dont il parlait couramment la
langue.
En 1933 - il avait dix-sept ans -, quittant l'île de Wight et un
milieu familial étroit - son père, employé de banque, ne partageait
pas ses goûts -, David Gascoyne traversa la Manche et se lança à la
découverte de Paris. Auparavant, en 1932, il avait publié un premier
volume de poèmes, Roman Balcony, et, l'année suivante, son unique
roman, Opening Day, où Cyril Connolly avait discerné des promesses et
qui évoque en de très belles pages, à travers le destin de deux jeunes
hommes, les tourments spirituels de la période. A Paris, il rencontre
Connolly, Sylvia Beach, Adrienne Monnier ; il lit Fargue et Larbaud,
s'intéresse de près au surréalisme, fait la connaissance d'Eluard, de
Breton et de ses disciples qu'il retrouve bientôt, chaque soir, au
café de la place Blanche.
Il n'avait pas vingt ans et déjà il avait sa place dans la vie
littéraire ; il en était même devenu l'un des personnages remarqués.
Grand, mince, d'une frappante beauté, David Gascoyne semblait toujours
surgi d'ailleurs, tel l'ange, dit son amie le poète Kathleen Raine,
qui, dans l'histoire de Tolstoï, fut "envoyé sur terre, nu et sans
défense, armé pourtant de cette sagesse angélique qui représente le
jugement de l'éternité sur l'ordre du temporel". La légende,
parfaitement accordée au personnage qu'il était, prenait forme. En
1935, il publiait A Short Survey of Surrealism, premier ouvrage à
présenter le mouvement en Angleterre, et, peu après, en 1936, un
recueil de poèmes surréalistes, Man's Life is This Meat.
C'est à cette époque que Gascoyne abjure la foi chrétienne et adopte
la position antireligieuse, "religieusement observée" par les
surréalistes. Sous l'influence de ses amis, il étudie les principes du
matérialisme dialectique et entre au Parti communiste. Bref passage.
Pas plus que dans le surréalisme, il ne s'attarde au parti, et ces
retraits n'ont pas pour cause la désillusion, mais un sentiment
d'insuffisance : l'essentiel, selon lui, faisait défaut à ces visions
du monde. Gascoyne était convaincu que la nature de la réalité est
intolérable lorsqu'on en exclut une dimension spirituelle,
métaphysique. C'est cette dimension qu'il allait explorer dans sa
poésie. Lawrence Durrell, son ami, qui le comparait à Rimbaud pour la
précocité, voyait en lui "l'un des meilleurs, l'un des plus
authentiques poètes métaphysiques de notre époque".
LA FOLIE
Entre-temps, Gascoyne était parti pour l'Espagne en guerre, où il
traduisait les nouvelles en anglais. Le poète Stephen Spender eut un
jour la surprise d'entendre sa voix sortir d'un haut-parleur sur un
lampadaire. A Paris, dans les années qui précèdent la guerre, il mène
une existence des plus précaires. Le manque d'argent, la dérive. A
l'action, aux rencontres et à l'exaltation succède l'apathie -
certaine dépression, la paralysie de l'être. Plutôt que de combattre
ces variations, il décide de s'y livrer : l'écriture, tel un
sismographe, reflète le désordre intérieur en accord avec le chaos
environnant. Le Journal de Paris et d'ailleurs, 1936-1942(Flammarion,
1984), prémonitoire à bien des égards, révèle, comme ses poèmes, la
conscience de la crise qui affecte le monde. Le poète est devin,
prophète, médium, son oeuvre, selon les mots de Breton, un "phénomène
éruptif".
Gascoyne compose alors la majeure partie de son oeuvre : Miserere, les
poèmes 1937-1942 (éd. Granit, 1989), réunis en un volume, comprennent
La Folie de Hölderlin, Miserere et les Poèmes métaphysiques,
c'est-à-dire parmi les plus beaux poèmes de la langue anglaise.
Benjamin Fondane fut son ami et Pierre Jean Jouve, dont il traduisit
l'oeuvre, l'influença. En Angleterre, où l'avait chassé l'Occupation en
France, il était maintenant un poète reconnu. Cependant, la dépression
et l'usage régulier des amphétamines en vinrent à l'empêcher d'écrire.
Trop de mots, l'incohérence, bientôt la folie qu'il avait senti
approcher. En 1964, arrêté aux portes de l'Elysée où il voulait
entrer, il fut renvoyé sur l'île de Wight. Mort de son père. L'asile
psychiatrique. Dix ans ou à peu près d'enfermement. Il avait disparu
du monde.
Suivit un miracle. Judy Lewis, qui venait faire la lecture aux
malades, leur présenta un jour September Sun, un poème de Gascoyne,
qui sortit à ce moment de sa torpeur pour remarquer que le poème était
de lui. Le malade délirait-il ? Un jour enfin, il put sortir de
l'hôpital, il épousa Judy, aidé par elle, recommença à vivre, à
voyager, à lire ses poèmes, à voir des amis... Egaré dans des malles
ici et là dans des greniers, ses journaux ressurgirent. On republia
son oeuvre. On redécouvrait David Gascoyne, on l'admirait et l'aimait,
l'apparentant aux saints et aux poètes. Ces dernières années, il
vivait patiemment, doucement, au côté de Judy, dans sa petite maison
de l'île de Wight, dont les murs ne semblaient pas pouvoir le contenir
tout à fait.
Christine Jordis