Dr Paul Courrent
C'est de Taormina, un des plus beaux sites du monde, que j'ecris le
panégyrique du Docteur COURRENT; je sais ainsi être agréable à ses
mânes; le Docteur COURRENT, membre de la Commission des Monuments
Historiques, aurait été sensible au spectacle que j'ai devant mes yeux :
entre le fût élancé des cyprès, au milieu des citronniers et des orangers,
le théâtre grec détache son fronton de colonnes doriques et de briques
dorées sur le bleu de la Mer Ionienne, sur l'or de la Riviéra homérique
des Cyclopes et sur la blancheur des neiges de l'Etna; de ce promontoire
célèbre qui livre un panorama merveilleuz, j'évoque ce fils de la Grèce et
de Rome, cet enfant de nos Corbières qui vient de nous quitter.
Le destin désigna COURRENT pour une triple mission : il serait médecin,
historien, viticulteur. Ce choix fait, sa volonté va s'appliquer avec une
constance péremptoire; cette fidélité à ces trois causes fut sa force et il
en tirait une singulière autorité. Dans ces trois fonctions, COURRENT sera
toujours un apôtre; car l'oeuvre de COURRENT, quand on la considère,
aboutit à une morale virile, à une morale de l'action; la vie de COURRENT
prend un caractère héroïque.
Médecin, le Docteur COURRENT s'installe en 1886 à Tuchan; il évalue
dès son installation l'importance historique, archéologique, thermale,
touristique de ce pays d'adoption à qui il va consacrer son existence;
pendant 30 ans, il connaît la rude vie du Médecin de campagne; il
parcourt toutes les Corbières où il apporte à chaque foyer l'espoir, la
confiance, le salut ou la consolation. Dévoué, il est le serviteur des malades,
mais pour lui, service ne veut pas dire domestication; son tempérament
indépendant s'irritera devant les lois sociales qui tendent à la fonction-
narisation; ses études portent son esprit curieux vers les ressources
thermales de l'Aude; il fait paraître plusieurs travaux sur les sources
thermo-minérales de notre département; il s'installe à Rennes où il
devient Médecin Consultant; par une véritable croisade, il crée cette
station thermale, il écrit une remarquable monographie; son nom restera
pour toujours attaché à Rennes-les-Bains.
Historien, COURRENT a trouvé dans les fauves Corbières un terrain
immense de prospection; il devient le mémoraliste de la Corbière; géologue,
hydrologue, archéologue, numismate, héraldiste, historien, généalogiste,
COURRENT est universel dans ce domaine; il alimente de ses communica-
tions vivantes et précises le Bulletin de la Société des Etudes Scienti-
fiques; vestiges Gallo-Romains, fibules et bagues wisigothiques, amphores
de Couiza, chirurgie préhistorique, TUCHAN, PADERN, NOUVELLE, DON-
NEUVE, SÉGURE, QUÉRIBUS, PIERREPERTUSE, DURFORT, TERMES, LE KERCORB,
L'ALARIC, MIREPOIX, LAGARDE, LÉRAN, MONTSÉGUR, tel est son bien; il
ressuscite les gloires des seigneurs de Villesèque, de Durban, de Fraisse, de
Castelmaure et Embres, des Pompadour, des barons de Bouisse, des marquis
de Gléon. Ce goût de l'histoire de notre passé devient sa passion; la
Société des Etudes Scientifiques devient son royaume et par son prestige
il conservera cette royauté pendant plus de 50 ans; membre de notre
Société depuis 1898, le Docteur COURRENT occupa la présidence en 1902,
en 1926; secrétaire général depuis 1927, puis Directeur de la Société, il
en fut l'âme et la flamme jusqu'à sa mort. COURRENT a assisté à son
apothéose, lors de son jubilé, fêté à Embres où il avait pris sa retraite.
Enfin, viticulteur, COURRENT le fut avec noblesse; de race paysanne,
il aimait la terre; il fut un digne défenseur de la viticulture de qualité;
avocat des cépages nobles, carignan, grenache et cinsault, COURRENT
apportait à la culture de ses vignes la même application, la même science,
la même conscience; il retirait de sa cave une auguste fierté; ses vins,
mis en bouteille par ses soins figuraient avec distinction sur la carte des
grands hôtels et faisaient ainsi connâitre la suprématie des vins de l'Aude;
quand COURRENT prononçait le mot sacré d'EMBRES, il y mettait au moins
trois R et trois S et avec Castelmaure il évoquait tout l'Islam.
La figure de COURRENT se détache en nos coeurs avec un haut relief;
dans un visage bien coupé, son regard aigu exprimait une clarté loyale et
sa voix grondait des paroles dont la netteté cachait souvent la mélancholie
d'une pudeur sentimentale et désabusée; despote débonnaire, il étair vif et
coupant, brave et juste, ignorant la souplesse et le simulacre; républicain,
en vieux radical, il respectait la définition athénienne de la démocratie
exprimée par Aristote : "une alternance d'obéissance et de pouvoir"; de
pensée libre, de foï cathare, prédestiné - il était né au pied du bûcher
glorieux, de la roche foudroyée de Montségur - si l'albigéisme l'enflam-
mait - il était cependant déférent et respectueux de la religion et s'il
jugeait avec franchise le déclin de certaines vertus chrétiennes - c'est
qu'elles avaient cessé d'être chrétiennes - aussi il est certain qu'il aura
fait son salut.
Tel fut COURRENT; il doit rester pour nous, ses amis, ses disciples,
vivant; car sont morts ceux qui ne croient qu'aux choses faciles et passa-
gères; les vivants sont ceux pour qui une oeuvre garde une continuité;
c'est donc à nous de le prolonger - sa vie et son oeuvre nous imposent la
permanence dans le travail, dans la dignité et dans la grandeur.
Jean GIROU
"Rennes-les-Bains" by Jacques Ourtal (1868-1962), 1936
from the cover of "Rennes-les-Bains" by Paul Courrent, 1942